La Laine et le Lainage
Premier texte d'une série consacrée aux Arts & Métiers du XVIIIème. L'ouvrage de référence est « La Science des Personnes de Cour, d'Épée et de Robe », par Mrs de Chevigny, de Limiers et Massuet, édité en 1752. Transcrit et mis en page par Serge Busiau & France Apprill.
La laine préparée est l'une des plus sûres défenses contre les attaques des Éléments. On donne le nom de laine au poil des brebis, dont la qualité varie extrêmement selon les pays. Lorsque la laine n'a point encore été séparée ni triée, suivant ses différentes espèces, on lui donne le nom de Toison.
Laines dont une Toison est composée.
Chaque Toison est composée de plusieurs sortes de laine, qu'on a soin de séparer, pour les faire servir aux divers auxquels elles sont propres. On en distingue en France de trois sortes, qui sont :
1) la Mère-laine, qui est celle de dessus le dos & du cou;
2) la laine de la queue & des cuisses;
3) celle de la gorge, de dessous le ventre & des autres endroits du corps. Celle qu'on appelle Croton ou Crotin, à cause des crottes qui y sont attachées, est si mauvaise, qu'on ne la compte presque pour rien. Tout ce qui est trop altéré est mis au rebut, & ne s'emploie que pour quelques étoffes fort grossières. Les Espagnols font à peu près le même triage que les Français, & nomment ces trois sortes de laine, la Prime, la Seconde & la Tierce. La Prime de Ségovie est ce qu'il y a de meilleur.
Laines Françaises
On trouve par un calcul souvent réitéré en différents pays, que le produit d'une brebis est d'un écu par an. Les laines françaises viennent plus ordinairement, & le plus abondamment, du Languedoc, du Berry, de la Normandie & de la Bourgogne. Celle de la Picardie, de la Champagne & d'autres provinces ne sont ni aussi bonnes, ni en aussi grande quantité. Les meilleurs de toutes sont celles de la Basse Normandie, & entre autres celles de Valogne. Les Laines de Champagne, outre quelques Pinchinats & couvertures qu'on peut en faire, ne servent qu'aux chaînes des petites marchandises de Reims & d'Amiens. Les laines propres à la tapisserie se filent à Abbeville & aux environs, ou à Rozières auprès d'Amiens, par des Fileurs qui se nomment Houpiers. C'est de Bayonne & des environs qu'on tire ces sortes de laine à longs poils, dont on fait les lisières des draps, & principalement des draps noirs, en y mêlant quelque poil d'autruche ou de chameau.
Laines d'Espagne
Les laines d'Espagne viennent particulièrement des Royaumes de Castille, d'Aragon, & de Navarre. Les environs de Saragosse pour l'Aragon, & le voisinage de Ségovie pour la Castille, fournissent les laines d'Espagne les plus estimées.
Définition des Laines
On donne aux laines les plus fines le nom de Prime, en y ajoutant celui du lieu d'où elles viennent. Ainsi, l'on dit, Prime-Ségovie, pour dire, la plus belle laine qui se fait de cette Ville. Celle qui suit s'appelle Seconde ou Refleuret, en y joignant aussi la dénomination de quelque lieu d'Espagne, comme Refleuret-Ségovie, Refleuret-Ville-Castin. La troisième laine s'appelle Tierce, & se distingue pareillement par une seconde appellation, comme Tierce-Ségovie. La Prime, surtout celle de Ségovie & de Ville-Castin, s'emploie pour l'ordinaire à faire des draps, des Ratines & autres semblables étoffes, façon d'Angleterre & de Hollande les plus fines.
Les Laines d'Angleterre sont très estimées. Celles de Canterbury est fort belle : on en fait le drap le plus beau & le plus durable que l'on puisse voir. On prétend que la meilleure est celle de Lampster dans la Province de Hereford, de Cottsword en Gloucestershire, & de l'Île de Wight dans Hampshire. Elle est si fine, qu'on en fait des étoffes qui approchent de la Soie, & le Pays en produit une quantité si prodigieuse, qu'outre la consommation qui s'en fait dans les Îles Britanniques, il se débite une incroyable quantité de draps d'Angleterre dans les pays étrangers.
Laines d'Allemagne
Les laines d'Allemagne & du Nord, quoique d'une qualité inférieure à celles dont on vient de parler, s'emploient heureusement dans beaucoup d'étoffes & d'autres ouvrages.
Différents usages des Laines
C'est avec de la laine qu'on fait quantité d'étoffes de résistance, très propres à faire des vêtements, des lits, des meubles d'hiver, des doublures de carrosse, des Bas, des Bonnets, &c. Comme la fabrique des draps est ce qui mérite le plus d'attention, nous allons en donner ici une légère idée.
Apprêts de la Laine dont on fait les draps
Lorsqu'on veut se servir de la laine pour faire des draps, on commence par la dégraisser en la mettant dans un bain chaud, composé des trois quarts d'eau claire, & d'un quart d'urine. Après qu'elle a resté dans ce bain un temps suffisant, on la fait égoutter, puis on la porte à la rivière, & ensuite on la met dans un grenier pour y sécher doucement à l'ombre. Lorsqu'elle est sèche, on la bat avec des baguettes pour en faire sortir la poussière & les plus grosses ordures.
La Laine ainsi préparée est donnée à des Éplucheuses, qui en ôtent les ordures que les baguettes n'ont pas pu en faire sortir. Des mains des Éplucheuses elle passe dans celles du Drosseur ou Trousseur, dont l'emploi est de dégraisser avec de l'huile, & de la carder avec de grandes cardes de fer, attachées sur un chevalet de bois disposé en talus. On la donne ensuite au Fileurs, qui la cardent de nouveau sur les genoux avec de petites cardes fines, & la file au rouet, en observant de rendre le fil de la chaîne plus menu d'un tiers que celui de la Trême.
Le fil fait, on le dévide sur l'Asple ou Dévidoir, puis on le dispose sur l'écheveau. Celui qui est destiné pour la trême, est mis en espoule, ou dévidé sur de petits tuyaux, ou morceaux de roseaux, disposé à pouvoir être facilement placés dans la poche de la Navette. Celui qu'on destine pour la chaîne, est donné aux bobineuses, qui le dévident sur des Rochets, ou Bobines de bois, pour le disposer à être Ourdi.
La chaîne ourdie par demi-portée, on la met entre les mains des Colleurs, qui l'empèsent avec de la colle; & lorsqu'elle est bien sèche, ils la donne aux tisseurs, qui la montent sur le Métier; Un Tisseur suffit pour l'Estamine & pour la Serge, parce que ces petites étoffes ayant peu de largeur permettent au même ouvrier de jeter la Navette de sa main droite entre les fils de la chaîne, & de la recevoir de la gauche pour la renvoyer dans un sens contraire. Mais le drap & les couvertures étant fort larges, sont travaillées par deux Tisseurs, dont le premier lance la Navette, le second la reçoit & la rejette d'autre part, continuant ainsi à l'alternative avec autant d'accord que si un seul homme y employait ses deux mains.
Les Métiers pour les Draps
Le métier est composé de plusieurs pièces, dont les principales sont les montants & pièces d'assemblage, les trois roules ou rouleaux, savoir le petit, l'ensouple, & l'ensoupleau ou déchargeoir. La chaîne au commencement est attachée au bout du métier sur le plus petit de ces rouleaux, & s'enroule à l'autre bout sur le second cylindre qui est plus gros, & qu'on nomme ensuble ou ensouple. A mesure que la chaîne se remplit de fil de trame, l'étoffe est roulée sous le Métier sur le déchargeoir, en déroulant ou lâchant autant de fil de chaîne de dessus l'ensouple, qu'on enroule d'étoffe sur le déchargeoir.
Lorsque la chaîne est entièrement remplie de trême, le drap se trouve achevé; & on le nomme alors drap en haire, ou drap en toile, parce qu'il ressemble beaucoup à la grosse toile écrue. Le drap étant été levé de dessus le métier, & déroulé de dessus l'ensoupleau, on le donne à des femmes qu'on nomme Énoueuses, Nopeuses, Éspincheuses, Espinceuses, Espinceleuses, Espincheleuses, Esbouqueuses, ou Espontieuses. Ces femmes ôtent des draps, avec de petites pincettes de fer, les nœuds de fils, la pailles & autres ordures qui peuvent s'y rencontrer.
Le drap ainsi énoué & nettoyé, est porté à la foulerie pour le dégraisser. On le remet de nouveau entre les mains des Énoueuses, pour en ôter encore toutes les menues ordures, qui pourraient leur être échappées la première fois. Cette façon ayant été donnée au drap, le nom du Manufacturier, avec celui du lieu de sa fabrique, & le numéro de pièce, sont mis au chef & premier bout avec de la laine de couleur différente du drap.
Ensuite on porte le drap pour la seconde fois à la foulerie, où il est mis dans la pile & foulé avec de l'eau chaude, dans laquelle on a fait dissoudre cinq à six livres de savon. La foulerie est un moulin à eau, destiné à faire tomber de gros maillets sur les étoffes, soit pour les dégorger de toute impureté, soit pour leur donner en second lieu la consistance du feutre. Les piles ou pots sont des auges ou vaisseaux creusés pour recevoir les étoffes, qui s'y tournent continuellement sous les coups de maillets.
Le drap foulé, on le sort de la pile pour le lisser, c'est à dire, le tirer par les lisières sur la largeur, afin d'en ôter de faux plis ou bourrelets, causés par la force des maillets ou pilons qui sont tombés sur le drap. On le fait ensuite dégorger dans la pile avec de l'eau claire, pour en emporter tout ce qu'il y a d'étranger, & le rincer.
Cela fait, on tire le drap de la pile, pour le mettre encore tout mouillé entre la mains des Laineurs ou Applaigneurs, pour le lainer, c'est-à-dire, en tirer le poil sur la perche avec le chardon mort, dont ils lui donne deux voies, tours, cours, ou trait. Quand le drap a eu ce premier lainage, & qu'il est entièrement sec, le Tondeur lui donne la première coupe ou tonture. Cette tonture achevée les Laineurs reprennent le drap, le mouillent, & lui donne autant de voies de chardon qu'il est nécessaire. Le drap ainsi lainé, & séché, est remis entre les mains du Tondeur, qui le tond pour la deuxième fois. Puis les Laineurs le reprennent pour la troisième fois; & après l'avoir bien humecté d'eau, lui donnent encore autant de voies de chardon qu'il convient.
Après ce troisième lainage le drap est derechef séché, & donné aux Tondeurs, qui lui donne une troisième tonture. Ensuite il est remis pour la quatrième & dernière fois entre les mains des Laineurs, qui le remouillent de nouveau, & lui donnent encore autant de voies de chardon qu'il est jugé nécessaire. Il faut absolument entretenir le drap toujours mouillé, tant qu'on travaille à le lainer avec le chardon sur la perche; ce qui se fait en l'arrosant avec de l'eau de temps en temps. Ce dernier lainage achevé, le drap est séché, & remis entre les mains du Tondeur, qui lui donne autant de coupes qu'il en faut pour la perfection de l'étoffe; ce qui s'appelle tondre en affinage, ou à fin. Toutes les coupes qui se donnent aux draps, doivent être données du côté de l'endroit, à l'exception des deux dernières, qui doivent être faites du côté de l'envers.
Le drap ayant été bien tissé, foulé, lainé, & tondu, on le fait liter & on l'envoie à la teinture. Lorsqu'il est teint, & bien lavé dans l'eau claire, le Tondeur le reprend en couche le poil avec la brosse sur la table à tondre, & le met ensuite sur la rame, où il est étendu, & tiré autant qu'il est nécessaire pour le bien unir & le dresser carrément, sans trop le forcer, en observant de le brosser tandis qu'il est encore un peu humide.
Le drap rapporté de la rame, doit être Faudé, c'est-à-dire, proprement plié sur une table, puis gommé de pli en pli, en y faisant sur l'envers aspersion d'une eau où l'on a dissout de la gomme arabique. Pour retendre l'étoffe, on la fait passer d'un roule sur un autre, en la maintenant d'une largeur bien égale au-dessus d'un brasier par une barre de fer sur laquelle elle glisse, pendant que la chaleur la pénètre, & en ébranle les ressorts. Il y a quelques étoffes qu'on déroule & qu'on enroule sans feu; Les effets du Retondoir font, d'effacer les faux plis; de faire également imbiber la gomme, & de mettre par tout une tension égale.
Lorsque le drap est en cet état, on le plie auprès d'un bon feu; on le feuillette, en insérant un feuillet de carton chaud entre un pli & un autre, on le ferre entre deux plateaux, ou tables de bois; on le laisse dix ou douze heures sous une forte presse, & l'on réitère jusqu'à trois ou quatre fois. On le visite une dernière fois, & après en avoir tiré ou exposé en dehors les deux extrémités, qu'on nomme Cape & Queue, on y attache les derniers plombs, les étiquettes, &c. On le remet à la presse, & on l'empointe en maintenant les plis de loin à loin par de légères ficelles qui passent dans les lisières. Au lieu de carton qu'on met entre chaque pli, quelques-uns se servent d'une feuille de vélin, laquelle produit à peu près le même effet.
Quelques liens :
Site de référence sur les métiers d'Antan qui a servit de base à cette note
Tout sur les forces, outils qui servaient à la tonte des moutons
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