Extrait des souvenirs d’un Malgré-Nous d’Alsace (*) :
« …Après ma permission, je rejoignis le camp de rassemblement. J'étais affecté à une nouvelle armée qui était en train de se constituer. Les effectifs venaient de partout, de toutes les armes et de tous âges. L'assemblage était hétéroclite. Cette armée avait pour mission de briser l'encerclement des "Vikings", division S.S. d'élite pour leur permettre de se replier. La stratégie consistait à nous embarquer dans des trains avec comme mot d'ordre d'avancer le plus près possible des lignes russes, quitte à y pénétrer.
Le contact fut rude, un déluge de feu salua notre arrivée. Les chars T.34, les orgues de Staline, l'artillerie et l'aviation de chasse soviétique étaient à la fête. La moitié du convoi a dû être anéantie. Je vis mes premiers morts; des blessés qui hurlaient et appelaient les infirmiers. Pour ma première prise de contact, j'étais servi, c'était le grand jeu. Les rescapés furent regroupés pour partir à l'assaut. Dans mon malheur j'avais la chance de ne pas être de la première vague. Je faisais partie des transmissions et nous devions assurer la communication entre la ligne de front et le P.C.
Après de multiples attaques et des pertes considérables, notre armée réussit à percer le front russe, à stabiliser un couloir où nous devions tenir jusqu'à la sortie des S.S. Nous les vîmes passer sur leurs chars, avec un matériel considérable, canons, half-tracks, transports de troupes... Il n'y avait personne à pied. Une fois la mission accomplie, on nous a abandonné en arrière-garde pour retarder les Russes dans leur avance, sans chars, sans artillerie et sans soutien de l'aviation de chasse nous n'avions aucune chance. Entre-temps notre matériel de transmission a été anéanti dans un bombardement, si bien que je me suis trouvé en première ligne, un fusil à la main.
Pendant trois mois ce fut l'enfer. Les Russes s'en donnaient à coeur joie. Écrasés sous le feu des terribles "orgues de Staline" harcelés par les chars maîtres du terrain, nous fûmes petit à petit décimés.
Le jour nous étions abrités dans des trous antichars, qu'il fallait creuser à chaque changement de position. C'était un trou d'environ 1,50m de profondeur dans lequel nous étions accroupis. Le dessus était camouflé par des branchages. Réaliser cette excavation était un travail épuisant. Malheur à celui qui se trouvait sur le chemin d'un char. S'il paniquait et sortait de son abri il n'avait aucune chance d'en réchapper. Une rafale de mitrailleuse lui réglait son compte.
S'il restait planqué dans son trou, il avait une chance de ne pas être repéré. Dans le cas contraire le char s'arrêtait à la verticale de l'abri, faisait un tour sur lui-même. Le soldat était enterré vivant. Ou alors, c'était les fantassins qui suivaient les chars et qui avaient pour mission de nettoyer le terrain. Alors c'était pile ou face. Vous tombiez sur un bon bougre qui vous épargnait et vous faisait prisonnier, sinon c'était l'aboutissement d'un destin.
Le jour nous devions freiner l'avance des Russes, la nuit nous replier. Exténués, il nous arrivait de dormir en marchant, agrippés à un hayon de charrette. La cantine arrivait rarement jusqu'à nous. Nous vivions sur ce que les paysans polonais nous donnaient. Ce n'était évidemment pas de gaîté de cœur, mais il y avait toujours un pain ou des œufs, parfois du lait, rarement du lard.
Nous étions au sud-est de Varsovie près du Bug, rivière qui faisait office de frontière entre Russes et Allemands depuis le partage de la Pologne. Pour se replier vers l'ouest et remonter en direction de Varsovie pour sortir du mouvement d'encerclement entrepris par les Russes, il fallait traverser le Bug et il ne restait qu'un seul pont. L'embouteillage sur celui-ci était gigantesque. Les chars qui étaient prioritaires se frayaient un chemin à travers des files de camions, de transports de troupes et les milliers d'hommes qui attendaient leur tour. La police militaire était impitoyable et appliquait brutalement le plan de passage des troupes. Les restes de notre armée sont passés en dernier après plusieurs jours d'attente.
Notre mission fut alors de retarder au maximum l'avance des Russes. A cet effet on constituait des sections d'arrière-garde qui devaient rester sur place et se défendre jusqu'au dernier homme. Le lieutenant qui commandait notre compagnie, ou ce qu'il en restait, sélectionna un groupe d'une dizaine d'hommes, avec mission absolue de ne céder du terrain en aucun cas. Pour nous empêcher tout repli, il nous colla au bas d'une colline dans un bosquet d'arbres et face au Bug.
Malgré mes dix-huit ans je faisais figure de vétéran dans le groupe dont la responsabilité m'échue. Cette fois ci mon destin était scellé. Je ne voyais pas comment je pouvais y échapper. Les éclaireurs russes ne tardèrent à se manifester et sous le feu nourri qui s'ensuivit, je pris une balle dans l'avant-bras gauche. Était-ce une balle perdue ou un manque de précision du tireur d'en face, en tout cas cette blessure me sauva la vie… »
(*) J. Apprill : Les Malgré-Nous, une triste histoire alsacienne
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ien longtemps après avoir vécu cet épisode de la seconde guerre mondiale, en-dehors du souvenir de tous ces morts et blessés, de la peur, de la douleur, du sentiment de n’être rien pris dans une tragédie planétaire, un petit, un tout petit fait le ramenait à l’humain qui avait alors résisté et subsisté en lui. Tandis qu’il battait en retraite avec cette armée qui lui avait été imposée, il s’était retrouvé à 18 ans, après la mort de leur sous-officier, responsable de son groupe.
Obligés de se débrouiller seuls pour retrouver leur compagnie, harassés, affamés, ils marchaient sans fin à travers la campagne polonaise, essayant d’éviter les groupes de partisans qui ne faisaient pas de quartier. Au hasard des fermes bon gré, mal gré, ils demandaient quelques maigres provisions à des gens pauvres pour qui ils étaient l’ennemi.
Un jour, ils étaient arrivés dans une ferme où en plus de lard, de volailles et de pain, ils avaient découvert deux chevaux. Aussitôt, ils les avaient pris, soulagés d’avoir ces bêtes pour les atteler à une charrette, cette aide providentielle pouvant leur donner une meilleure chance de survie. C’est alors que les paysans désespérés les avaient suppliés, il n’y avait pas besoin de parler couramment le polonais pour les comprendre. Lui qui faisait office de chef, a pensé en un instant à son grand père le rude paysan du Nord Alsace.
Dans cette région si souvent dévastée et dépouillée par les guerres incessantes depuis des siècles et où pour les paysans leurs bêtes étaient vitales sur une exploitation. Et c’est ainsi qu’il avait ordonné aux autres de restituer l’un des deux chevaux tandis que la fermière en larmes lui étreignait les mains. Il n’en avait ressenti aucune satisfaction seulement une peine infinie et de la honte d’être obligé de garder le deuxième cheval.
Soixante ans plus tard, il se souvenait encore de cette scène qui n’avait été qu’un instant d’humanité émergeant de la barbarie. En repensant à eux, il regrettait d’ignorer s’ils avaient survécu à la guerre et pu reconstruire une vie...
France Apprill
Pour en savoir plus :
§ Livre : de Mady Fehlmann Blackburn sur les Malgré-Nous
§ J. Apprill : Témoignage - Les Malgré-Nous, une triste histoire alsacienne
illustrations : J. Apprill
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