Les bouches de l'enfer s'ouvrent. Pendant quelques mois, on peut découvrir à la BNF, à Paris, livres et estampes déclarés « contraires aux bonnes moeurs »... Bienvenue au paradis !
Pour la première fois, une exposition de la Bibliothèque nationale de France est interdite aux moins de 16 ans. Après tant de légendes sentant le soufre, tant d'incunables consultés sous le manteau, voici que l'on exhume en grande pompe les pièces du fameux « enfer » de la Nationale. Triple X à Tolbiac ? Hiver hot pour les conservateurs ? Depuis 1845, on avait pris l'habitude d'archiver séparément les livres et estampes déclarés contraires aux bonnes moeurs. L'enfer de la BNF, c'était un sujet de fantasmes qui se matérialisait concrètement dans des rayonnages et des cotes. Soudain, voici que les bouches de l'enfer s'ouvrent : pendant quelques mois, ce sera le plus vaste cabinet secret du monde.
Le diable, probablement ? En tout cas, un déploiement de turpitudes lettrées, multipliant ces images et ouvrages que les époques passées déclaraient vifs, polissons, infâmes ou badins. Le XVIe siècle les habillait encore d'alibis antiques : des peintres des écoles de Titien ou de Carrache montrent secrètement des Mars et Vénus dignes d'inspirer les futurs émules de Marc Dorcel. La poésie de l'Arétin va séculariser ces bacchanales : désormais, dans les galeries de l'enfer, on fera l'amour au présent, et satiriquement. Voyez cette mazarinade de 1650, « Le tempérament amphibologique des testicules de Mazarin », le genre de persiflage auquel même nos Premiers ministres échappent aujourd'hui.
Évidemment, la section XVIIIe siècle de l'exposition représente le paradis de cet enfer. Colloques, boudoirs conspirateurs, jupons froissés sous la lune, c'est le temps où le Régent faisait donner ses vigoureux mire-balais, où le duc d'Aiguillon disait que le mot « foutre » mériterait bien de comporter deux r. Réelle ou livresque, il a existé une Arcadie française, pleine d'abbés trousseurs, d'almanachs de filles, de chansons de rues - voyez cette croquante « La moniche ou la chatte chérie » -, un temps où les plaisirs du cabinet secret se mariaient aux blasphèmes d'un libertinage vécu à gorge déployée. Récits d'Andréa de Nerciat, repérages parisiens de Rétif de La Bretonne, libelles se déclarant imprimés à Cythère, à Luxopolis ou chez Priape, c'est du Marivaux hors scène. Culs-de-lampe, gravures au burin, dames très assaillies, voilà du reportage sur le motif, du hardcore en perruque, où l'on découvre, sous un pseudonyme d'alcôve, la plume de Mirabeau ou de Diderot.
C'est que la Révolution arrive, saluée en 1789 par les piques des sans-culottes et « Le godmiché royal », que suivront des opuscules aussi mémorables que « Dom Bougre aux états généraux » ou « Le bordel patriotique ». L'ombre souveraine du marquis de Sade plane sur ces friponneries, mais avec le grand genre papal et ténébreux que lui confère l'une des premières écritures de l'outrage. On s'enchante des itinéraires secrets qui font que, rédigé à la Bastille en 1785, le manuscrit des « Cent vingt journées de Sodome » se retrouvera en 1929 dans les mains du vicomte de Noailles, au moment où il finance « L'âge d'or » de Buñuel, avec ses égarements muets dans un château sadien.
L'enfer de la Nationale, tel que révélé aujourd'hui à travers ses flammes de papier, transporte avec lui un parfum de poésie rouge, allègre et noire. Qu'est-ce que l'érotisme ? Des imaginations fixées, des états mentaux qui varient autour d'actes immémoriaux ? On a voulu nous faire croire que le passé était par essence plus moral, plus familial, et nos aïeux d'une austérité romaine ? Entrez dans ces grottes ancestrales et vous prendrez la mesure de ce mensonge en arpentant les vestiges d'une école secrète. C'est une archive française, la géographie inversée des monarchies et des républiques. A nous, les fausses scènes pompéiennes, les eaux-fortes phalliques de Vivant Denon, les figures lascives de l'architecte Lequeu, les erotica des éditions Gay et Doucé, les pierreuses et les marquises, et toutes ces origines du monde captées en daguerréotypes secrets...
On sent bien, au fil de l'exposition, que le XIXe siècle a capitonné les cabinets. C'est une époque de lettrés érotomanes, de bibliothèques à double fond. Poulet-Malassis, l'éditeur de Baudelaire, confie au peintre Félicien Rops les frontispices de ses curiosa . Il y a des perversions austro-hongroises revues à la mode de Picpus, des cornues bourgeoises d'où sortiront des vapeurs symbolistes. Et aussi de la verve drue. Savez-vous ce qu'est une crampeuse, un canichon ou une sonnette ? Et Mme Bovary, rêvait-elle d'agacer le sous-préfet ou de faire choir le curé ? Quant aux estampes japonaises, vous en découvrirez quelques-unes, aussi nipponnes que friponnes, choisies par Gambetta ou Pierre Louys.
La science excite, l'archive éduque. Un trait notable des cent dernières années est qu'elles auront vu des experts de l'enfer oeuvrer à son enrichissement. En 1913, Apollinaire contribue à établir un catalogue raisonné de l'enfer, où son propre livre « Les onze mille verges » trouvera bientôt sa place. Bibliothécaire au cabinet des Médailles, Georges Bataille rédige « Histoire de l'oeil » au dos de 170 fiches de prêt aux lecteurs. Le pseudonyme conserve son usage protecteur, jusqu'à Aragon, qui n'avouera jamais avoir écrit « Le con d'Irène », tandis qu'en 1956 encore Jean-Jacques Pauvert se voyait traîné devant les tribunaux pour son édition du marquis de Sade. Tout cela s'est apaisé. Le fonds de l'enfer doit plus au dépôt légal qu'aux saisies de police ; la pornographie vit ses migrations mondiales sur Internet. L'une des dernières pièces de l'exposition présente une lettre d'appui que Michel Foucault adressa en 1969 à Pierre Guyotat, au moment où son texte « Eden, Eden, Eden » allait être frappé par la censure. En 2007, où se trouve le fonds Guyotat ? A la Bibliothèque nationale de France. L'éden aussi est pavé de bonnes intentions. Marc Lambron © Le Point
Pour en savoir plus :
§ BNF : Dossier de presse (Pdf 594ko)
§ BNF :
Bibliothèque Nationale de France / Site François Mitterrand
Quai François Mauriac - Paris XIIIe - M° Quai de la Gare
Exposition interdite aux moins de 16 ans
Du 4 décembre 2007 au 2 mars 2008
Mardi au samedi de 10h à 19 h - Dimanche de 13h à 19h
Fermeture lundi et jours fériés
Tarif plein : 7 euros - tarif réduit : 5 euros
Pastel & esquisses : Jean Apprill
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